La création d’une CENI n’est-elle pas un problème à la solution ?
Loin d’être une pétition de principe, cette affirmation est fondamentalement une réponse aux errements dernièrement notés dans la gestion du processus électoral. Elle apporte une solution curative à la fébrilité de l’institution en charge du contrôle et de la supervision des opérations électorales au Sénégal.
D’où ce questionnement : quelle est la plus-value d’une CENI dans notre démocratie ? Si oui, que pourrait-on chercher en l’instaurant ? Par ailleurs, s’agirait-il de la meilleure formule pour notre belle tradition électorale ?
Autant d’interrogations qui suscitent un vif intérêt au vu du succès dans l’organisation de l’élection présidentielle plébiscitée, à ce jour, par trois alternances politiques (2000, 2012 et 2024) sous les auspices de la Direction générale des Elections du Ministère de l’Intérieur et de la CENA.
Mieux, en dépit des réserves, des méfiances et des frondes politiques contre l’administration électorale, les élections se déroulent dans le calme et se dénouent dans la sérénité au grand bonheur des candidats. D’ailleurs en 2019 et en 2024, l’élection présidentielle n’a pas essuyé des contestations devant le Conseil constitutionnel.
Mais puisqu’il faut réformer, engageons à présent la réflexion pour bien cerner les contours organiques et fonctionnels d’une CENI.
A titre de rappel, notons que les organes de gestion des élections sont apparus à la suite d’une critique de la défaillance des appareils de l’Etat à organiser la compétition électorale dans la liberté, la sincérité et la transparence. Le reproche était que les structures ministérielles classiques en charge des élections étaient souvent instrumentalisées par les autorités étatiques elles-mêmes intéressées par les compétitions électorales.
Pour y apporter des correctifs, le Sénégal maintient le statu quo en confiant l’organisation des élections au Ministère de l’Intérieur en tant qu’arbitre au jeu électoral. Ainsi, il a été instauré, en 1997, un Observatoire national des Elections (ONEL) devenu, en 2005, une Commission électorale nationale autonome (CENA). De ce fait, le Ministère de l’Intérieur en charge des Elections demeure compétent pour la préparation et l’organisation des opérations électorales et référendaires, tandis que la CENA, « structure permanente dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière », est cantonnée au « contrôle et à la supervision » desdites opérations.
Ce dispositif est-il subitement devenu obsolète au point de nécessiter une migration institutionnelle tendant à la mise en place d’une Commission électorale nationale indépendante (CENI) ? Autrement formulé, quel est l’intérêt pour le Sénégal d’instaurer une CENI ?
En plus de démonopoliser le mode de nomination, actuellement dominé par la figure présidentielle, il s’agirait certainement de renforcer l’autorité de l’organe indépendant en charge des élections. Dans ce sens, l’étude des expériences africaines dont, celle de la République du Togo, par exemple, enseigne que la CENI dispose de compétences étendues à l’organisation et à la supervision des consultations électorales. A cet effet, ses missions consistent à conduire le processus électoral (l’élaboration des textes, des actes et des procédures, la gestion des cartes d’électeur, ventilation du matériel électoral dans les bureaux de vote, l’enregistrement, la validation et la publication des candidatures, etc.) jusqu’à la publication des résultats provisoires. Il en de même de la Commission électorale indépendance ivoirienne sont aussi larges que les autres CENI comme celle du Togo.
Particulièrement au Bénin, les élections sont gérées par une « structure administrative permanente » dénommée « Commission électorale nationale autonome (CENA) ». Si l’appellation est la même que celle du Sénégal, il n’en demeure pas moins que la CENA du Bénin est de loin celle la plus importante. Elle est composée d’un Conseil électoral et d’une Direction générale des Elections (DGE) qui en est l’organe technique et opérationnel. Ses missions couvrent toutes les opérations relatives à la préparation et l’organisation des élections ainsi que la compilation et la publication des résultats définitifs des élections locales et des résultats provisoires des autres élections à transmettre à la Cour constitutionnelle. En quelque sorte, l’appellation peut renfermer des réalités institutionnelles différentes en fonction de l’étendue des missions consacrées.
Abstraction faite de bien d’autres exemples variés en Afrique, l’essentiel est pour nous de penser en ces termes : l’option d’une CENI serait-elle la meilleure formule pour le Sénégal ? Plus clairement, l’appellation « CENI » n’est-elle pas en voie de devenir anachronique ? Pourquoi le Sénégal éprouve-t-il le besoin de créer une CENA aussi tardivement, soit 20 à 30 années après la CENA du Bénin (1995), la CENI du Burkina Faso (2008), la CENI du Niger (2010), la CENI du Togo (2012) et la CEI de la Côte d’Ivoire (2001) ?
En réponse, il n’est pas faux de retenir que la CENI est devenue une formule intermédiaire en voie d’être dépassée. Ce débat mérite sans doute d’être posé en relation avec les tendances récentes, notamment en Afrique subsaharienne francophone où l’heure est à la conversion de la CENI en organe de gestion plus autonome et dotée d’une plénitude de compétence dans le domaine électoral.
Dans l’attente de voir à quelle réalité correspondra la « CENI » annoncée au Sénégal, il est important de considérer que de nouveaux organes de gouvernance électorale plus transparente et crédible émergent en Afrique dans la dynamique de renforcement de la démocratie, de la bonne gouvernance et de l’Etat de droit.
A cet égard, quelques exemples retiennent notre attention. L’intérêt de les passer en revue, c’est de pouvoir constater que leurs CENI ont fini d’être interprétées comme des modèles inadaptés et de les transformer en organes de gestion des élections plus autonomisés et davantage renforcés.
Ce mouvement explique les nouvelles dénominations telles que « AIGE », « ANGE » ou « ANE », lesquelles se rapportent logiquement à leur statut juridique d’autorité ou de structure « indépendante ». Par contre, l’appellation « Commission » au sens d’un « ensemble de personnes officiellement chargées d’une mission à caractère public » ne renvoie pas une catégorie juridique consacrée. Elle relève simplement de la volonté d’associer des « personnalités indépendantes » à la supervision, au contrôle et, dans certains cas, à l’organisation des opérations électorales pour rallier la confiance des citoyens. En effet, il était nécessaire, dans le contexte de renouveau démocratique en Afrique, de mettre fin à toutes suspicions de fraude liées à la forte implication des structures administratives classiques dans l’organisation et le contrôle des opérations électorales.
Au bénéfice de ces précisions, le Mali a créé, en 2022, « une autorité administrative indépendante » dénommée « Autorité indépendante de Gestion des Elections », en abrégé « AIGE ». Celle-ci est dotée de la personnalité juridique et de l’autonomie financière. Elle a pour mission « l’organisation et la gestion de toutes les opérations électorales et référendaires ». Elle est appuyée dans la mise en œuvre de ses attributions et sur le plan technique et opérationnel, par le Ministère chargé de l’Administration territoriale.
En termes de missions, l’AIGE, « autorité administrative indépendance » est chargée, sans être exhaustif, « de la confection, de la gestion, de la mise à jour et de la conservation du fichier électoral ; de la réception et de la transmission des dossiers de candidatures relatifs aux élections des Députés à l’Assemblée nationale, des Conseillers nationaux et des Conseillers des Collectivités territoriales ; des opérations de dépouillement des bulletins de vote, du recensement des votes, de la centralisation, de la proclamation, de la publication des résultats provisoires des scrutins par bureau de vote et de la transmission des procès-verbaux ; de l’acheminement à la Cour constitutionnelle des procès-verbaux des consultations référendaires, présidentielles et législatives, accompagnés des pièces qui doivent y être annexées en rapport avec les Représentants de l’Etat ; de l’élaboration de son budget annuel de fonctionnement et du budget des consultations référendaires et électorales, de la mise en place des cadres de concertation permanents avec l’Administration, les partis politiques et la société civile ; de la dénonciation des infractions aux autorités judiciaires compétentes.
Au Tchad, c’est une véritable révolution qui s’opère dans la gestion des élections. A la différence de la Commission nationale électorale indépendantes (CENI) dont la dernière a été créée en 2008, l’Autorité nationale de Gestion des Elections (ANGE) est instituée par le Titre XVII de la Constitution du 17 décembre 2023, en ses articles 236 à 240.
L’ANGE, « une structure nationale indépendante et permanente », est chargée de « l’organisation et de la gestion de toutes les opérations électorales et référendaires ». Dans l’exercice de sa mission, elle n’entretient aucun lien hiérarchique avec les autres institutions de l’Etat. Elle est autonome dans la prise des décisions qui rentrent dans le cadre de l’exercice des attributions qui lui sont conférées.
L’ANGE est composée de 15 membres dont 8 sont désignés par le Président de la République, 4 par le Président de l’Assemblée Nationale et 3 par le Président du Sénat. Leur désignation est entérinée par décret.
De manière générale, les missions sont aussi étendues que celles de l’AIGE instituée au Mali, à la différence que l’ANGE est « assistée dans sa mission par deux directions ». La Direction des Opérations électorales est chargée de l’exécution de toutes les opérations électorales. Quant à la Direction administrative et financière, elle est chargée de l’exécution du budget, de la gestion du personnel et du matériel de l’ANGE, à l’exception des équipements techniques spécifiques mis à la disposition de la Direction des Opérations électorales. Chaque Direction est placée sous la responsabilité d’un Directeur nommé par décret, sur proposition du Président de l’ANGE.
La Centrafrique a emprunté la même trajectoire en créant une « Autorité nationale des Elections (ANE) ». Cette dernière est chargée « de la préparation, de l’organisation et de la supervision des élections présidentielles et législatives, ainsi que du référendum constitutionnel et d’en assurer la publication des résultats au vu des procès-verbaux provenant des centres de compilation ». De même que l’AIGE du Mali et l’ANGE du Tchad, l’ANE a des missions allant du recensement électoral à la publication des résultats provisoires.
Au regard de tout ce qui précède, la transformation de la CENA en CENI est un challenge dans un contexte qui sera aussi marqué par la création d’une Cour constitutionnelle. Ira-t-on jusqu’à, entre autres, dépouiller l’Administration de la gestion sensible du fichier électoral et surtout de l’organisation opérationnelle des élections dans laquelle elle a encore excellé lors de la récente élection présidentielle de l’actuel Président de la République ? Le Conseil constitutionnel ou éventuellement la Cour constitutionnelle, sera-t-il/elle privé(e) de ses compétences constitutionnelles, plus particulièrement en matière d’élection présidentielle ? Comment capitaliser le succès de l’Administration centrale et de ses démembrements dans la promotion d’une CENI ?
Ce sont là autant de questions en prélude à un examen de vérité sur les textes qui porteront création d’une CENI en lieu et place de la CENA.
Somme toute, une reforme documentée et équilibrée de la gestion des élections, associée à la croisade contre la mal gouvernance et la corruption, pourra définitivement inscrire le Sénégal dans le registre des démocraties abouties.
Par Meissa DIAKHATE
Agrégé de droit public
Ancien Assistant parlementaire
Expert en Science et techniques administratives
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