Les Brics à l’âge de la raison
Près de 22 ans après que Jim O’Neill, alors économiste chez Goldman Sachs, a inventé l’acronyme BRIC pour saisir le potentiel économique du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine, le groupe – appelé BRICS depuis l’arrivée de l’Afrique du Sud – contribue davantage au PIB mondial (en termes de parité de pouvoir d’achat) que le G7. Le Fonds monétaire international prévoit que la Chine et l’Inde généreront à elles seules environ la moitié de la croissance mondiale cette année.
Les BRICS à l’âge de raison
Mais alors que les tensions géopolitiques sont fortes et que la militarisation du dollar à des fins de sécurité nationale continue de s’intensifier, les BRICS ont pris une nouvelle importance, en proposant un détournement des échanges commerciaux et d’autres formes de soulagement pour affaiblir l’efficacité des sanctions et accélérer la transition vers un monde multipolaire. Depuis 2014, les échanges commerciaux de la Russie avec les pays du G7 ont diminué de plus de 36 %, en raison de sanctions occidentales sans précédent, tandis que ses échanges commerciaux avec les autres BRICS ont augmenté de plus de 121 %.
Suite à l’interdiction par l’Union européenne des importations de produits pétroliers russes l’an dernier, la Chine et l’Inde ont été les deux principaux acheteurs de brut russe. Les échanges bilatéraux entre la Chine et la Russie ont été particulièrement forts ces dernières années, atteignant un record de 185 milliards de dollars l’an dernier.
Compte tenu de leur succès économique, les BRICS sont de plus en plus perçus dans les pays du Sud comme une force beaucoup plus viable pour le multilatéralisme que le mouvement des pays non alignés fondé en 1961. Plus de 40 pays – dont l’Algérie, l’Égypte, la Thaïlande et les Émirats arabes unis, mais également des membres clés du G20 tels que l’Argentine, l’Indonésie, le Mexique et l’Arabie saoudite – ont exprimé leur intérêt à rejoindre les BRICS et 22 ont officiellement demandé leur adhésion.
L’expansion figurera en bonne place à l’ordre du jour du 15e sommet du groupe, prévu pour août 22-24 à Johannesburg, en Afrique du Sud, tout comme la facilitation du commerce et des investissements. Ce dernier aspect comprend de nombreuses questions sur lesquelles les points de vue du bloc divergent de ceux du G7, comme le développement durable, la réforme de la gouvernance mondiale (en particulier la réforme du FMI) et la dédollarisation.
Alors que de plus en plus d’économies émergentes explorent des moyens de faire du commerce dans des monnaies autres que le dollar, un nombre croissant d’experts, notamment de hauts responsables du gouvernement américain, ont reconnu que la militarisation de la finance pourrait menacer la domination du billet vert. La Secrétaire au Trésor des États-Unis Janet L. Yellen a récemment admis que l’utilisation de « sanctions financières liées au rôle du dollar (…) pourrait saper l’hégémonie du dollar. »
Le désir de dédollarisation a donné naissance à l’idée d’une monnaie de réserve émise par les BRICS que les membres pourraient utiliser pour le commerce transfrontalier. Mais alors que les pays BRICS, qui jouissent collectivement d’un excédent de compte courant confortable, ont les moyens financiers d’établir une telle monnaie ou unité de compte, ils ne disposent pas de l’infrastructure institutionnelle nécessaire pour soutenir un tel projet.
Même en supposant que les membres du bloc soient pleinement alignés sur les questions géopolitiques et plus enclins à coopérer qu’à rivaliser, construire cette infrastructure est une tâche ardue. Comme pour l’euro, un projet commun de cette ampleur nécessiterait la convergence macroéconomique, l’adoption d’un mécanisme de taux de change, la mise en place d’un système multilatéral efficace de paiement et de compensation ; ainsi que la création de marchés financiers régulés, stables et liquides, suffisamment grands pour absorber l’épargne mondiale et disposant d’actifs à faible risque de faillite dans lesquels les fonds excédentaires pourraient être parqués lorsqu’ils ne sont pas utilisés pour le commerce.
Compte tenu de ces défis, l’ambassadeur d’Afrique du Sud auprès du groupe a réitéré en juillet qu’une monnaie BRICS ne sera pas à l’ordre du jour du sommet ; l’approfondissement des échanges commerciaux et le règlement en monnaies locales le seront. En fait, l’utilisation des monnaies locales dans les transactions transfrontalières a déjà produit des avantages significatifs pour les BRICS, notamment une réduction des coûts de transaction, une protection contre l’instabilité mondiale, une augmentation des échanges entre les membres, malgré un environnement opérationnel difficile et un assouplissement de la contrainte de balance des paiements associée au financement en dollars.
Même si les tensions frontalières entre la Chine et l’Inde se sont intensifiées, les deux pays pourraient grandement bénéficier de l’utilisation accrue des monnaies locales. L’Arabie saoudite envisage de signer un accord avec la Chine pour régler les transactions pétrolières en renminbi, tandis que l’Inde étend l’utilisation du règlement en monnaie locale (RML) pour les échanges bilatéraux au-delà des BRICS, invitant plus de 20 pays à ouvrir des comptes bancaires vostro spéciaux pour régler les transactions en roupies. Ce mois-ci, l’Inde a effectué son premier paiement de pétrole aux Émirats arabes Unis en roupies.
La bonne nouvelle, c’est que les BRICS disposent déjà des institutions dont ils ont besoin pour créer un système de paiement efficace et intégré pour les transactions transfrontalières. Le mécanisme de coopération interbancaire BRICS facilite les paiements en monnaies locales entre les banques basées au sein du bloc. BRICS Pay, un système de paiement international numérique multi-devises, élimine le besoin de « monnaies véhicules », telles que le dollar ou l’euro, dans les transactions entre pays membres, réduisant ainsi considérablement les coûts. Enfin, la réserve de prévoyance fournit un soutien de trésorerie aux BRICS confrontés à des pressions à court terme sur la balance des paiements ou à des fluctuations monétaires.
La Nouvelle Banque de Développement, fer de lance de la création d’une monnaie BRICS, prévoit également d’augmenter le financement en monnaie locale, de 22 % à au moins 30 % du portefeuille de la banque d’ici 2026 et plus généralement de soutenir les efforts visant à réduire la teneur en dollars des échanges et investissements transfrontaliers entre les pays BRICS. Dans la perspective du sommet, elle a émis ses premières obligations sud-africaines en rands au début du mois. Les deux obligations de 1,5 milliard de rands ont été sursouscrites, attirant 2,67 milliards de rands d’offres au total.
Si comme on le prévoit, le groupe BRICS accepte d’admettre de nouveaux membres lors du prochain sommet (l’Arabie saoudite très probablement), il risque de faire face à une divergence d’intérêts et à des défis de coordination. Mais les avantages priment sur les risques.
Avec l’expansion, le marché BRICS va se développer de façon spectaculaire, créer un barème de référence et accélérer la transition de la compensation bilatérale à la compensation multilatérale et, en fin de compte, à une monnaie BRICS. Cela permettra de résoudre l’un des principaux défis liés à l’utilisation de règlement en monnaie locale pour le commerce bilatéral : la difficulté de déployer les monnaies locales en cas de déséquilibre.
Il est certain que la rigidité des arrangements institutionnels, ainsi que l’ampleur et la profondeur des marchés financiers américains, assureront la domination du dollar pendant un certain temps encore. Mais un groupe BRICS élargi pourrait créerait une coalition géopolitique ayant le pouvoir d’accélérer la dédollarisation et de mener la transition vers un monde plus multipolaire – bien loin du petit groupe de marchés faiblement associés de pays émergents à croissance rapide que O’Neill a identifié il y a une génération. Par conséquent, il semble bien que le 15e sommet des BRICS soit le plus important à ce jour.
Hippolyte Fofack, économiste en chef et directeur de recherche à la Banque africaine d’import-export (Afreximbank).
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