Après l’inflation…. : Quelle économie ?
Les commentaires sur l’inflation et la récession vont aujourd’hui bon train ; examinons plutôt quelles pourraient être les perspectives de croissance lorsque les banques centrales auront mis bon ordre aux difficultés actuelles.
D’inquiétants vents contraires semblent actuellement souffler sur la croissance. À mesure du vieillissement de leur population, les économies avancées voient se ralentir l’expansion de leur force de travail ; il leur faudra donc parvenir, pour compenser, à une plus grande productivité par tête. Mais il est peu probable, quand s’atténue l’investissement, que la productivité du travail croisse rapidement sans innovation significative, que ce soit dans les modalités du travail ou dans les produits. Si l’on a pu penser que le recours de plus en plus fréquent au télétravail durant la pandémie améliorerait la productivité (en gagnant du temps et en évitant la duplication du capital, à domicile et au bureau), de nombreuses entreprises redécouvrent l’intérêt d’avoir, au moins une partie du temps, des employés dans leurs bureaux.
Un autre vent contraire souffle des pays pauvres, où les ménages de la classe moyenne inférieure, après avoir beaucoup souffert de la pandémie sont aujourd’hui frappés par la hausse des prix des denrées et des carburants. Nombre d’enfants, dont la scolarité a été interrompue pendant plus de deux ans, n e termineront probablement pas leurs études, ce qui réduira leurs capacités à bien gagner leur vie et, d’une façon plus générale, rétrécira la base qualifiée de la main-d’œuvre. Alors même que la démondialisation – avec ses relocalisations, totales, de proximité ou dans des pays « amis » – menace de rendre plus difficile encore l’obtention d’un emploi décent. À long terme, la faiblesse de la demande dans ces pays se répercutera sur le monde développé.
Si le monde ne parvient pas à trouver de nouvelles sources de croissance, il retombera dans l’inconfort de la stagnation séculaire qui sévissait avant la pandémie. Mais la situation pourrait cette fois s’envenimer, car non seulement la plupart des pays ne disposent que de faibles marges de manœuvre budgétaires pour stimuler l’économie, mais les taux d’intérêt ne retomberont pas de sitôt à leurs niveaux historiquement bas d’avant la pandémie.
Heureusement, des vents favorables pourraient aussi se lever. S’il semble que les échanges de biens aient atteint leurs limites avant la pandémie, ce n’est pas encore le cas des échanges de services. Si les pays parvenaient à s’entendre pour faire tomber certaines restrictions inutiles, les nouvelles technologies de la communication pourraient permettre à de nombreux services d’être fournis à distance.
Dès lors qu’un consultant travaillant de chez lui à Chicago peut répondre aux besoins d’un client à Austin, au Texas, pourquoi ne pourrait-il pas le faire aussi depuis Bangkok, en Thaïlande ? Certes, les consultants travaillant depuis d’autres pays peuvent avoir besoin de bureaux pour leurs relations avec leurs clients aux États-Unis, afin de contrôler la qualité de leurs prestations ou de gérer les contentieux, mais le volume total de travail effectué par des sociétés de conseil mondialisées augmenterait substantiellement, et pour un coût significativement moindre, si leurs services pouvaient être proposés au-delà des frontières.
De même, il est de plus en plus concevable de faire appel à la télémédecine, non seulement pour la psychothérapie et la radiologie, mais aussi pour des diagnostics de routine (avec l’aide, éventuellement d’un équipement local ou d’un praticien infirmier). Là encore, des organisations mondialisées (on peut imaginer une Cleveland Clinic plus développée à l’échelle internationale) pourraient contribuer à réduire les fractures de notoriété et d’information, et permettre à un généraliste en Inde d’effectuer des examens de routine pour des patients de Detroit – avec orientation, si nécessaire, vers des spécialistes locaux.
Les restrictions les plus importantes à ce genre d’échanges de services ne sont pas technologiques, mais artificielles. Comme on peut le comprendre, les autorités des économies avancées ne permettent pas à un médecin généraliste en Inde d’offrir sans diplôme approprié ses services médicaux. Or les procédures de délivrance d’un tel diplôme sont dans la plupart des pays excessivement lourdes. La situation serait très différente si les pays du monde pouvaient s’entendre sur une procédure commune de validation du diplôme pour le travail qu’exige la fonction de généraliste. Un pays où séviraient des affections inhabituelles pourrait ajouter à l’examen une épreuve supplémentaire pour celles et ceux qui voudraient y exercer, mais seulement en cas de nécessité absolue.
Les systèmes d’assurance santé, qui ne remboursent généralement pas les prestations délivrées dans un autre pays, constituent un deuxième problème. Mais dès lors qu’aura été résolue la question du diplôme, rien ne permet de penser qu’ils n’évolueront pas, étant donné les économies qu’ils peuvent réaliser.
La troisième restriction est celle des données et du respect de la vie privée. Aucun patient ne souhaitera partager des informations le concernant ou des résultats d’examen s’il n’est pas certain que ses données personnelles resteront confidentielles et seront protégées contre des usages malveillants. À une époque de tensions géopolitiques et de chantage économique, il faut plus, pour que ces conditions soient remplies, qu’un simple engagement du prestataire, il faut aussi celui que l’État où il exerce respecte la vie privée du patient. Les démocraties, qui peuvent voter des lois solides de protection de la vie privée (fixer notamment des limites à la quantité de données auxquelles leur administration publique peut avoir accès), seront en meilleure position pour capitaliser sur ce type d’échanges de services que les autocraties, où le contrôle exercé sur les pouvoirs publics est moins rigoureux.
Il ne fait guère de doute que les citoyens américains jouiraient d’un accès beaucoup plus abordable et beaucoup plus rapide à un médecin si les examens de routine étaient confiés à des prestataires délocalisés. Les économies développées en bénéficieraient, mais les économies en développement en profiteraient tout autant, car les revenus générés par leurs médecins pourraient servir à créer des emplois locaux. En outre, ces médecins seraient moins tentés d’émigrer, et ils pourraient utiliser les technologies de la télémédecine pour proposer leurs services dans les régions reculées de leur propre pays. Parallèlement, les spécialistes, dans les économies avancées, auraient l’opportunité de proposer les leurs plus souvent et plus facilement aux patients des pays en développement, sans que ceux-ci soient contraints, comme c’est actuellement le cas, de se déplacer à New York ou à Londres.
Mais les fournisseurs de services dans les pays riches ne vont-ils pas s’opposer à la suppression des restrictions qui, jointes à l’improbabilité de voir leur activité concurrencée à distance, leur garantissent des rémunérations élevées ? Une demande domestique importante pour des services proposés hors des situations de routine subsistera pourtant.
Et si les restrictions sont levées ailleurs, consultants ou médecins verront s’ouvrir des marchés beaucoup plus vastes où les prestations spécialisées jouiront d’une forte valeur ajoutée. C’est pour cette raison qu’un accord sur la limitation des restrictions aux échanges de services aurait plus de chances d’aboutir et d’enregistrer des succès que de simples accords bilatéraux s’il était conclu par un grand nombre de pays.
En outre, d’autres populations, dans les économies avancées, notamment la main-d’œuvre industrielle, qui a été le plus durement touchée par la compétition mondialisée, bénéficieront de services de bases plus abordables. Et tandis que se combleront les inégalités, tant au sein des pays qu’entre eux, la demande mondiale se renforcera.
D’autres vents favorables à la croissance pourraient provenir des investissements « verts ». Si la guerre que mène la Russie en Ukraine complique la transition énergétique de l’Europe, les installations très émettrices doivent pour la plupart être remplacées, et ces investissements pourraient contribuer à la relance de l’économie mondiale.
Pour faciliter la transition, chaque pays devra mettre en place des incitations adaptées à l’intention des entreprises et des consommateurs – crédits d’investissement, réglementation des émissions, systèmes de quotas d’émissions cessibles, taxes sur le carbone, etc. Les États devront aussi s’accorder sur un système d’attribution de la responsabilité aux pays les plus émetteurs (généralement riches et moins vulnérables aux changements climatiques) afin de contribuer au financement de la transition énergétique dans les pays les moins émetteurs (généralement pauvres et plus vulnérables).
Les perspectives économiques d’après la pandémie et d’après l’inflation ne sont pas aussi sombres qu’elles y paraissent. Mais il reste encore beaucoup à faire pour lever des restrictions artificielles et tirer partie des technologies existantes.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Raghuram Rajan, ancien gouverneur de la banque centrale indienne, la Reserve Bank of India, est professeur d’économie financière à la Booth School of Business de l’université de Chicago et l’auteur, pour son ouvrage le plus récent, de The Third Pillar: How Markets and the State Leave the Community Behind (Penguin, 2020).
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