UN DOSSIER SUR UN DICTATEUR BRUTAL
MOBUTU
ANGE ET DÉMON
L’ascension et la chute de Mobutu, l’homme-léopard qui a ravagé le Congo
Il y a vingt ans disparaissait Mobutu Sese Seko. Tyran sanguinaire, mais allié fidèle de l’Occident, il avait fait de la colonie belge du Congo le Zaïre, un immense Etat dont il ne sut pas faire fructifier les richesses et unifier les populations et qui sombra dans le chaos. Une imposante biographie retrace l’existence de ce personnage hors normes.
Zaïre, années soixante-dix. Une curieuse séquence apparaît sur les écrans de télévision. Un charismatique homme noir, lunettes au nez et toque de léopard sur la tête, descend du ciel et surgit du fond des nuages. Cette scène céleste sera répétée chaque soir, juste avant le journal national. Spot de propagande, l’animation kitsch met en scène un homme bien trop grand pour le petit écran. Celui qui émerge de la lumière s’appelle Mobutu. Mais ses surnoms – le Guide suprême”, le Tigre ou le roi du Zaïre – ou son titre officiel Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga (“Mobutu le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne ne puisse l’arrêter”)révèlent la mégalomanie du personnage et l’aura qu’il était parvenu à acquérir auprès de ses concitoyens. De l’élimination de son rival charismatique Lumumba en 1960, son coup d’Etat de 1965 puis sa chute en 1997, Joseph-Désiré Mobutu est resté 32 ans à la tête de cet Etat immense, aux richesses potentielles énormes. Né en octobre 1930, il a pris le contrôle de la colonie belge du Congo, dont il a “africanisé” le nom en Zaïre avant de le faire sombrer dans la misère, la violence et la corruption. Son culte aigu de la personnalité, son nationalisme exacerbé et son éloquence lui ont permis d’incarner pendant une période une forme de renouveau de l’Afrique à la naissance des indépendances. Sa biographie met en lumière sa mégalomanie assassine.
Entre lucidité et aveuglement
“Moi ou le chaos” est son adage. “Moi et le chaos”, corrigèrent les citoyens indignés. En 1965, le commandant Mobutu souhaite concrétiser la promesse du roi Baudouin : garantir l’indépendance du Congo. Et sur le papier, faire renaître un pays brisé par le système esclavagiste du roi de la Belgique Léopold II. Mais il commence par trahir, dès 1960, le père de l’indépendance, le militant Patrice Lumumba, qu’il accuse de vouloir céder le pays aux Soviétiques et qu’il livre à ses pires ennemis les sécessionnistes katangais, soutenus par la Belgique. En 1965, son coup d’Etat à l’encontre de Joseph Kasa-Vubu, président du Congo, marque le début d’un règne immoral. Mobutu écrit le récit du Zaïre en lettres de sang, en fait une édifiante fresque où se succèdent massacres et richesses flamboyantes. Six mois seulement après son putsch, le militaire fait pendre sur la place publique quatre anciens ministres accusés de complot. En 1969, il réprime une révolte estudiantine. Suite à l’intervention brutale de l’armée, les cadavres des étudiants jonchent les rues. Qu’à cela ne tienne, le dictateur élude le massacre et s’autoproclame “père de la nation“.
Le cynisme d’un assassin ?
Son portrait tend plutôt vers l’ambivalence : Mobutu est à la fois un leader lucide et un tyran aveugle. Chef stratégique, il prétend écraser la “menace communiste” et consolide des années durant ses amitiés avec les dirigeants occidentaux les plus influents, de Valéry-Giscard d’Estaing – qui adopte à ses côtés la toque de léopard – à François Mitterrand, de Reagan à George Bush, cet ex-directeur de la CIA et ami de longue date.
Aux quatre coins du monde, Mobutu vante la force économique du Congo, et reçoit les compliments de Mao Zedong – qui admire son “courage” – comme de Richard Nixon. “Nous pouvons apprendre beaucoup de choses de vous”, affirme le président américain. Mais plus encore que de louer à l’international sa fierté nationale, Mobutu crée l’événement sur ses propres terres, et fait de son pays le symbole d’une Afrique fière de ses traditions et confiante en son avenir. Le 30 octobre 1974 se tient à Kinshasa le match de boxe du siècle, opposant George Foreman et Mohammed Ali. A raison de 10 millions de dollars de budget, Mobutu appuie la médiatisation de l’événement. Opportuniste, il érige la victoire de Mohammed Ali en apogée du mobutisme. On a déjà vu pire marketing.
Mais sous ses oripeaux d’ami de l’Occident (surnommé “le fils de Jacques Chirac“), Mobutu est tiraillé par les contradictions.
A 26 ans, Joseph-Désiré Mobutu n’a pas encore changé de nom et vit de sa plume de journaliste. L’éditorialiste épingle le “paternalisme” blanc, les “buveurs“, les marabouts et les polygames. Une fois au pouvoir, il accumulera les richesses, érigera les maraboutages en institution et traînera une réputation peu reluisante de prédateur sexuel.
Et si l’ennemi de Mobutu était Mobutu lui-même ? Sa lutte contre l’Eglise catholique illustre ce conflit intérieur. Mobutu passe ses années d’études à se rebeller contre les missionnaires flamands. Quand l’Eglise reconnaît son autorité, le “Messie noir” exprime son mépris du “Dieu des Occidentaux” et qualifie les prêtres d’ “agents subversifs“.
Apaisé lorsqu’il accueille Jean-Paul II au Zaïre en 1980, il s’échine pourtant à faire du mobutisme l’unique religion, Mégalo, il fait remplacer les crucifix par son propre portrait et érige une chapelle, Notre-Dame de la Miséricorde, dans l’un des deux magnifiques palais qu’il fait construire en pleine forêt équatoriale.
Entre la légende et le réel
“Mobutu parle comme un homme mais c’est un fauve, un félin. Cet animal n’attaque pas de face. Il est dans l’arbre. Il saute sur sa proie“. A en croire le mathématicien Aubert Mukendi, Mobutu est un être romanesque, le support de toutes les fables et métaphores. C’est ce fantasme que scrute Jean-Pierre Langellier. Mobutu n’a pas simplement conduit le Zaïre vers la déchéance, de la répression du MRP – Mouvement populaire de la révolution
P(surnommé Mourir pour rien) à la nationalisation brutale d’une économie en chute libre. S’il ignore la misère du bas peuple qu’il prétend défendre, Mobutu se rêve en pèlerin du Zaïre “authentique“, berceau d’une unité nationale renaissante, d’une culture populaire congolaise brillante et vertueuse. Une culture qu’il nourrit en fictions propagandistes.
Dès son putsch – une “élection triomphale” – Mobutu s’obstine à déformer le réel, affirmant qu’un parti unique “peut représenter la forme la plus élaborée de la démocratie“. Gouverner était pour lui un jeu, ce dont témoigne le slogan martial qu’il impose aux joueurs de l’équipe nationale de football, les bien nommés Léopards : “Vaincre ou mourir !“.
Ses origines, il les réécrit sous forme d’images d’Epinal, au gré de bandes dessinés massivement diffusées dans les écoles, le dévoilant, encore enfant, terrassant un léopard. Sur sa fin de règne, reclus sur ses terres de Gbadolite, au cœur de la forêt équatoriale, il passe ses jours dans son somptueux palais, loin des troubles, tel un lion en son royaume. Son “Versailles de la jungle” le sacre en Louis XIV du Zaïre.
Figure chaotique, le Guide Suprême s’apparente davantage à Kurtz, cet aventurier mystique et sanguinaire d’Au cœur des ténèbres, incarné par Marlon Brandon, terré dans sa jungle et sa folie dans Apocalypse Now, transposition du célèbre roman de Conrad. Se réfugiant aux bords de la rivière Oubangui, il aime se faire appeler appelé Noé, – “Je suis né sur le fleuve, je vis sur le fleuve” disait-il. Carnassier, l’homme-fauve boit le sang encore chaud des poulets qu’il égorge. Une façon de conjurer le mauvais sort, mais aussi de quêter l’immortalité.
Quelques années avant que le cancer ne le terrasse, Mobutu assure pouvoir présider le Zaïre jusqu’au XXIe siècle. Tout en conservant sur sa table de chevet un livre qu’il ne quitte plus depuis l’aube des années soixante : Le Prince de Machiavel.
Son besoin de toute-puissance surpasse le terrestre. En mai 1977, le despote rêve de toucher les étoiles. Il fait décoller une fusée de six mètres du Zaïre. Celle-ci monte péniblement jusqu’à 20 000 mètres d’altitude puis s’écrase. De quoi conférer au destin de Mobutu des allures de mythe d’Icare. A ses yeux, le Zaïre est un roman dont il est le démiurge. “L’institution, c’est moi” dira-t-il. Lorsque son ami Nicolas Ceausescu est exécuté en décembre 1989, le Congolais, stupéfait, est persuadé que cette mort préfigure la sienne, imminente. La vision du corps sans vie du dictateur roumain inonde les écrans de télévision, elle le hante. Mobutu est à ce point obsédé par son image qu’il se reconnaît dans celle des autres.
Les petits Mobutu
Marqué par les “éléphants blancs“, projets d’infrastructure au coût massif, le régime de Mobutu a normalisé la corruption, comme le dévoile cette biographie exhaustive. Adepte de la manière forte et obsédé par son culte, l’homme-léopard était un dirigeant colérique et populiste. Tout en revendiquant son goût pour le faste, se baladant avec des valises Vuitton emplies de diamants dans les mains, Mobutu n’a cessé de louer son “parler vrai” à l’égard du peuple, en fustigeant par exemple ces élites politiques qui “sacrifient le pays et leurs compatriotes à leurs propres intérêts“.
Une contradiction qui n’est pas sans évoquer un actuel leader occidental. Selon la journaliste belge Colette Braeckman, le mal du “mobutisme”, tels les esprits perturbateurs des légendes locales, n’a jamais cessé de planer sur le peuple congolais :
“La pratique du mensonge, la vénalité, le goût du pouvoir ont engendré, à tous les niveaux, des milliers de “petits Mobutu“. Ils ont partagé les avantages du système, reproduit le comportement du chef et s’en inspireront longtemps après la disparition du Guide”
Average Rating