RWANDA
GENOCIDE DES TUTSIS
POURQUOI SOMMES-NOUS SI INDIFFERENTS
Pétrifié par sa propre cécité pendant le génocide de 1994, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, éminent spécialiste de la Grande Guerre, s’est livré à une véritable introspection sur le rôle politique du chercheur.
Voici ce qu’il en dit
Lorsque le génocide des Tutsis s’est produit, j’avais presque 40 ans, et j’allais devenir professeur d’université, à l’issue d’une bonne formation en histoire contemporaine et après quinze ans de travail sur la Première Guerre mondiale: sans être africaniste, j’avais quand même plus de moyens que d’autres pour voir ce qui se jouait au Rwanda; à ce titre, un historien – surtout un historien dont le travail porte sur le tragique de notre contemporain – a sans doute plus de responsabilités que d’autres. On peut exiger de lui un peu plus de discernement, de lucidité que le citoyen ordinaire. Je me reproche vivement, en effet, de n’en avoir pas été capable en 1994… Bien des gens plus lucides que moi ont lancé l’alerte, et bien plus précocement. Mais il faut sans doute le refaire, encore et toujours. Nos sociétés européennes se prétendent (sincèrement le plus souvent…) vigilantes, exigeantes sur la question des massacres de masse; elles disent bien haut leur volonté de n’y jamais plus consentir. Mais, dans les faits, elles y consentent. Et un tel mensonge n’est pas seulement immoral; il est aussi dangereux.
On sait bien aujourd’hui que la recherche historique n’est nullement une activité désincarnée, et qu’elle engage, très fortement parfois, la subjectivité du chercheur. Mais aller au Rwanda et rencontrer les victimes du génocide des Tutsis, ce n’est pas seulement se confronter à un événement relativement récent; c’est rencontrer de jeunes victimes – je ne crois pas avoir jamais vu de survivant plus vieux que moi – et c’est là un renversement complet de perspective, si on le compare avec la confrontation historienne aux violences de masse du «premier vingtième siècle». Et puis, le Rwanda m’a mieux fait comprendre ce que les anthropologues appellent un «terrain», dans sa dureté, ses pièges, sa complexité: au total, ce petit livre essaie de tenir un propos qui ne soit pas seulement historique, et où l’auteur se veut toujours très présent en traitant de son sujet: pour moi, c’est une modification de mes pratiques, en effet. J’ai agi ainsi parce que je n’aurais pas su faire autrement et aussi parce que j’espère que cela aidera le lecteur à entrer dans cet «objet» terrible… J’essaie, comme jamais auparavant, de le prendre par la main, et de l’y conduire… Pour le dire vite, la société française, dans son ensemble, ne s’intéresse pas à ce qui s’est passé au Rwanda; le déficit cognitif est énorme; bien des gens «informés» n’ont souvent aucune idée ni de la date du génocide ni de qui sont les victimes et les tueurs… A moins que quelques simplifications commodes ne servent de grille de lecture définitive. Dans ces conditions, comment voulez-vous que nos concitoyens sachent ce qui se passe vraiment dans le pays? Comment pourraient-ils s’imaginer ce qui se joue au quotidien – à la campagne par exemple – entre survivants et tueurs (souvent libérés aujourd’hui) ou familles de tueurs? Si le contexte le permettait, une reprise des massacres reste sans doute possible; mais imaginer le génocide comme définitivement terminé n’est-il pas une bonne manière de creuser un peu plus de distance encore avec l’événement?
Stéphane Audoin-Rouzeau travaille sur les sociétés en guerre et la violence des conflits. Il est l’auteur de nombreux livres dont «Quellehistoire. Un récit de filiation, 1914-2014» (Seuil), «1914-1918. La violence de guerre» (Gallimard). Il publie au Seuil. Une initiation Rwanda
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