Paul Biya 86 ans
Passer inaperçu tout en se rendant indispensable. Depuis son accession à la tête du Cameroun il y a plus de 36 ans, Paul Biya s’est astreint à ce principe. Président aux rares apparitions publiques – ses dernières photos, publiées à l’occasion de son 86e anniversaire où il se dévoile dans une inhabituelle tunique rose pastel, ont été abondamment commentées sur les réseaux sociaux –, il a su se placer comme un allié précieux pour tous ceux qui s’intéressent à cette région charnière entre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale. Une zone qui, ces dernières décennies, a dû encaisser les tumultes de Boko Haram au Nigeria, de la République centrafricaine ou bien encore du Tchad.
Français, Américains et Chinois pouvaient alors, dans une belle unanimité, chanter les louanges de cet autocrate discret qui a fait de son pays un apparent havre de stabilité et une terre d’investissements. Mais alors, que s’est-il passé pour que, dans une même semaine, la diplomatie européenne et le département d’Etat américain exposent publiquement leurs préoccupations quant à la direction prise par le Cameroun ?
Ce fut tout d’abord le sous-secrétaire d’Etat américain aux affaires africaines qui envoya le 4 mars la première salve sur les ondes de Radio France internationale. A la veille d’entamer une tournée en Afrique centrale, qui doit le mener les 17 et 18 mars au Cameroun, Tibor Nagy enjoignit les autorités de Yaoundé de libérer l’opposant Maurice Kamto, arrivé officiellement en seconde position lors de l’élection présidentielle du 7 octobre 2018, car, juge-t-il, « que ce soit vrai ou faux, il est perçu comme ayant été incarcéré pour ses activités politiques ».
« Emergence de discours de haine »
Le lendemain, ce fut au tour de Federica Mogherini de publier un communiqué au nom de l’Union européenne (UE), dans lequel elle déclare que « l’arrestation et la détention prolongée de plusieurs dirigeants d’un parti de l’opposition, dont son leader Maurice Kamto, et d’un nombre important de manifestants et de sympathisants, ainsi que l’ouverture de procédures disproportionnées à leur encontre devant la justice militaire, accroissent le malaise politique au Cameroun. »
Autres motifs d’inquiétude pour la cheffe de la diplomatie européenne : « L’émergence de discours de haine fondés sur l’appartenance ethnique », principalement à l’endroit des Bamiléké, la communauté d’origine de M. Kamto, et « la persistance de la violence et des violations des droits de l’homme dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest », les deux régions à majorité anglophone qui, depuis octobre 2016, ont peu à peu glissé dans une guerre civile qui refuse de dire son nom.
Sur ce dernier point, Européens et Américains partagent également la même analyse. Interrogé par Le Monde, le « Monsieur Afrique » de Donald Trump, Tibor Nagy, a expliqué ne pas comprendre « pourquoi cette crise se poursuit alors qu’il est clair que nous avons besoin d’un dialogue ouvert à tous, sans limite, pour parvenir à une résolution de cette situation […]. Peut-être faudra-t-il que cela se fasse dans un forum international. »
Les réactions outragées en provenance de Yaoundé n’ont pas tardé. « Velléité d’immixtion à peine voilée et inadmissible dans les affaires intérieures du Cameroun », « méconnaissance des enjeux, des réalités et des faits », s’est offusqué le ministre de la communication et porte-parole du gouvernement, René Emmanuel Sadi. « Nous sommes choqués par ces réactions étrangères qui sont complètement décalées par rapport à la réalité », s’agace un proche collaborateur du président Biya, indiquant que « le chef de l’Etat appréciera quand M. Nagy sera là s’il doit lui donner des explications ».
Maintien d’une ligne sans concession
Que ce soit sur la répression qui s’est abattue sur l’opposition depuis la fin janvier ou le conflit qui sévit dans les régions à majorité anglophone, le pouvoir camerounais déroule l’argumentaire de l’agressé, qui réagit avec les armes du droit et s’avère incompris par l’extérieur.
Maurice Kamto, qui se présente comme « le président élu », son équipe de campagne, et près de 200 personnes ont été arrêtés depuis les manifestations du 26 janvier et placés en détention dans la sordide prison de Kondengui, à Yaoundé. Le pouvoir a mobilisé la justice militaire contre ces opposants, accusés notamment d’« insurrection, hostilité contre la patrie, rébellion et destruction des biens publics ».
En théorie, ils encourent la peine de mort. « Kamto et ses militants ont posé des actes répréhensibles comme le saccage des ambassades à Paris et Berlin où on a même pissé sur l’effigie du chef de l’Etat. Il s’est autoproclamé président en violation de la loi, a organisé des marches interdites et, quand il parle aux Bamiléké, il joue sur la fibre tribaliste en les appelant à se réveiller », justifie le proche du président Biya précédemment cité, avant de conclure en se disant satisfait que « hélas pour eux, la rue ne les suit pas, le corps social fait bloc. Tout est solide ».
A l’égard de la crise dans les deux régions anglophones, le pouvoir maintient également une ligne sans concession, affirmant avoir à faire à « des bandes autonomes qui pillent, kidnappent et n’ont rien à voir avec un projet politique indépendantiste », mais que « les actions des militaires commencent à porter leurs fruits ». « Beaucoup de leurs “généraux” sont tombés sur le champ de bataille, des centaines de leurs combattants fuient. Le seul problème que nous avons, ce sont ces enlèvements que commettent les Amba Boys [les groupes indépendantistes] qui font peur aux populations », avance une source sécuritaire.
« Les Français roulés dans la farine »
« C’est archifaux de dire que le problème est en cours de règlement. La preuve est que lorsque les indépendantistes décrètent une journée ville morte, cela fonctionne. Le gouvernement camerounais refuse de voir le problème en face et maintient son arrogance », rétorque Elie Smith, le secrétaire général et coordonnateur de la Anglophone General Conference.
Selon les quelques rares observateurs sur place, le conflit a pris le visage d’une sale guerre à huis clos, avec son lot d’exactions, de villages détruits, de complices supposés d’un camp ou de l’autre exécutés, de racket des rares entrepreneurs encore actifs dans la zone et d’enlèvements contre rançons. Selon l’ONU, 437 000 personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays par le conflit et 32 000 autres sont parties se réfugier au Nigeria.
De bonne source, des négociations, secrètes afin de préserver l’orgueil des deux camps, pourraient s’ouvrir à une date et dans un lieu encore inconnus. « Les pays occidentaux sont exaspérés par le niveau de violence des forces camerounaises et, si Yaoundé refuse de dialoguer, les Américains envisagent des sanctions individuelles contre des personnalités du pouvoir », indique une personnalité investie sur ce dossier.
Cette dernière relate par ailleurs que les autorités camerounaises pourraient désormais ne plus bénéficier du parapluie protecteur de Paris : « La France, qui a toujours été favorable au gouvernement, est embarrassée. Après sa réélection, Biya a fait croire aux Français à un remaniement gouvernemental en profondeur, d’où les faucons seraient exclus, et à la création d’une commission indépendante pour entourer des négociations avec les anglophones. La France a alors fait du lobbying pour freiner les chancelleries qui étaient sur une ligne plus dure. Mais force est de constater que le pouvoir a roulé les Français dans la farine. »
« Régime illégitime »
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les principaux bénéficiaires du durcissement des autorités sont peut-être à chercher du côté de l’opposition. « Le régime illégitime nous a rendu un énorme service, assure Olivier Bibou Nissack, le porte-parole de Maurice Kamto. Pourquoi aurait-il déclenché une cabale judiciaire pour décrédibiliser quelqu’un qui n’aurait recueilli que 14 % des votes ? Le régime a mis un coup de projecteur sur le hold-up électoral dont nous avons fait l’objet en refusant le recomptage des voix, et a montré sa nature dictatoriale en déployant tout l’arsenal judiciaire, policier et militaire contre nous. »
Un fin analyste de la situation politique envisage même que « se faire arrêter faisait partie de la stratégie de M. Kamto – qui fut ministre de Paul Biya – pour se légitimer en tant qu’opposant dans un pays où ceux-ci sont traditionnellement rachetés par le pouvoir. De plus, aller en prison lui a permis d’attirer l’attention internationale sur sa personne et sur le Cameroun. »
D’après cette source, le raidissement des autorités démontre qu’« à l’image de Paul Biya, son élément central, le régime est à bout de souffle. Dans la lutte pour la succession, qui a commencé il y a fort longtemps, les durs qui semblent aux commandes actuellement se doivent d’éliminer les concurrents externes comme Kamto avant de livrer le moment venu la bataille en interne ». Cette lutte dans la pénombre n’épargne pas non plus ceux du pouvoir dont les ambitions pour l’avenir semblent trop évidentes. Le 6 mars, l’ancien ministre de la défense, Edgar Alain Mebe Ngo’o, a été placé en détention à la prison de Kondengui dans le cadre d’une procédure pour « malversations financières ».
Constat désabusé d’un diplomate en poste à Yaoundé : « Nous espérons une prise de conscience des dangers actuels qui visent le Cameroun. Mais le gouvernement ne s’aide pas lui-même en se fâchant avec ses amis à l’étranger. Jusqu’ici, il avait eu le bon sens de laisser croire que le Cameroun est une démocratie. »
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