Pr Khadiyatoulah Fall sur La covid-19
Khadiyatoulah Fall est chercheur membre émérite du Centre interuniversitaire et interdisciplinaire d’excellence CELAT au Québec. Il dirige la Chaire de recherche CERII de l’Université du Québec à Chicoutimi. Il a édité, il y a quelques années, avec le professeur sémioticien Pierre Ouellet l’ouvrage «Les discours du Savoir» qui traite des processus de construction et d’interprétation des discours scientifiques, didactiques et de vulgarisation. Dans cet ouvrage, on retrouve des contributions des savants Bruno Latour et Jean Petitot
Q-Professeur Khadiyatoulah Fall, vous avez, dans une toute récente interview, indiqué que l’agnotologie, la production des fausses connaissances sur la covid-19, constituait une autre de nos vulnérabilités dans la lutte contre cette pandémie. Vous disiez que cela a contribué à ralentir nos stratégies de riposte face à la pandémie. Pouvez vous revenir sur cette remarque?
R-Effectivement , j’avais souligné, dans des contributions antérieures, que la période Covid-19 a été et continue d’être une arène de controverses scientifiques, populaires et populistes autour du virus , de son origine, de la réalité de la pandémie, de la fabrication et de l’efficacité des médicaments et des vaccins disponibles.
Posons au départ qu’il est normal que l’activité scientifique, l’activité de recherche s’accompagne de critiques entre chercheurs car clarifier les connaissances, questionner les théories et surtout les méthodologies douteuses, obscures, cela relève du contrat épistémique de la science dont le rôle est de lever l’ignorance, de dépasser les opinions et de faire avancer la science sur des bases solides, vérifiables.
Cependant, nous avons été tous témoins de la confusion créée par les scientifiques eux-mêmes sur les résultats de la recherche et à travers leurs sorties médiatiques. Nous avons perçu des divergences de points de vue où l’on a parfois décelé des rivalités entre chercheurs et laboratoires de recherche, des collusions, des conflits avec les intérêts financiers de la grande industrie pharmaceutique et des enjeux géopolitiques internationaux, des légèretés dans l’évaluation des articles scientifiques, et cela même dans des revues scientifiques d’habitude de haut calibre. Ainsi ces facteurs ont pu parfois créer une illisibilité dans l’énonciation de la parole scientifique. Tout ceci a même poussé des scientifiques à valider les théories complotistes, conspirationnistes.
Q-Voulez vous dire que les scientifiques ont été les sources de l’émergence de l’agnotologie dans le cas de la covid-19?
Je dirai plutôt que l’on ne peut pas totalement exclure leur part de responsabilité. Ce que je veux surtout faire comprendre en abordant la question d’abord par l’énonciation scientifique, c’est montrer que l’agnotologie, c’est-à-dire l’inexacte production des faits, la création de l’incertitude, le camouflage d’une partie de la réalité, l’obstruction dans la révélation des faits, de telles pratiques ont pu être commises par des scientifiques eux-mêmes et cela pour des raisons qui ne sont pas scientifiques. Et ainsi faisant, des scientifiques et des médecins engagés dans la recherche sur la Covid ont pu faire le lit d’une certaine fabrique de l’ignorance. Des chercheurs ont d’ailleurs soutenu à juste titre, qu’en ce qui concerne la recherche sur la covid, on a assisté plus souvent au spectacle d’un partage de l’ incertitude que celui d’un partage du consensus. Ce que je veux pointer, c’est que lorsqu’on parle de la production de l’agnotologie, il faut savoir qu’elle n’émane pas seulement du savoir non expert ou des savoirs populaires, religieux ou culturels. Des philosophes, sociologues et historiens des sciences ont utilisé la métaphore de la «science fast food» pour renvoyer à l’approximation des résultats mais surtout à la précipitation dans leur diffusion avec la concurrence des revues scientifiques. Des recherches ont montré qu’avec la pandémie Covid, l’évaluation des articles prenait 10 jours. Avec l’épidémie Ebola, c’était 15 jours. Alors qu’en période normale, une évaluation sérieuse peut prendre 100 jours.
Le déferlement de l’agnotologie a bénéficié d’un contexte énonciatif favorable marqué par une extrême polyphonie des voix et une intense circulation des discours. Je ne crois pas que dans l’histoire humaine sur les pandémies et épidémies, nous ayons jamais été exposés au télescopage et à l’intertextualité d’autant de discours sur une maladie. Un chercheur a décrit notre période comme étant celle de l’énonciation de la «santé polyphonique». Dans un contexte où la parole scientifique était instable, incertaine et alors que le monde scientifique partout tardait à faire autorité forte sur l’interprétation des faits, il s’est installé une concurrence des interprétations qui puisaient à différentes sources et particulièrement à celles non scientifiques. Il s’est installé ce que l’on a désigné par un tsunami informationnel, une infodémie que d’ailleurs l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a identifiée très tôt comme un enjeu important dans nos stratégies de riposte face à la propagation du virus. L’infodémie est une surcharge cognitive d’informations sur des enjeux d’actualité, informations dont les véracités, surtout scientifiques, ne sont pas établies et cela perturbe la résolution des problèmes car la population perd les repères et n’arrive plus à agir de manière rationnelle et efficace.
Q- Professeur, malgré la cacophonie que l’on a perçue dans le milieu scientifique, il faut quand même reconnaître que des vérités scientifiques commencent à s’imposer. Ainsi par exemple, une certaine efficacité des vaccins
R- Excellente remarque. Loin de moi l’idée qu’il n y ait pas eu de scientifiques, de chercheurs, de médecins qui ont toujours respecté le contrat épistémique du faire et du dire scientifiques. Il faut d’ailleurs saluer cette grande mobilisation mondiale du milieu scientifique, de nos chercheurs courageux et persévérants dans le silence des laboratoires qui nous ont procuré en un temps record les différents vaccins dont nous disposons aujourd’hui et qui, malgré les polémiques qu’ils génèrent, montrent quand même, comme vous le dites, une certaine efficacité. Là où les vaccins sont disponibles, là où les gens vont se vacciner, il y a des progrès et cela donne espoir que
l’intelligence scientifique, la rationalité et le civisme des humains nous permettront de sortir de cette pandémie.
Je reviens aux intentions de mes propos. Ce que j’ai voulu souligner, c’est que des acteurs du savoir scientifique et des praticiens ont pu participer à la désinformation permettant parfois même aux citoyens ordinaires d’élaborer des représentations erronées sur le virus, sur la pandémie et les soins. A cela se sont greffées les croyances traditionnelles, religieuses, les rumeurs, des préjugés, des idéologies populistes, et surtout des perceptions, des informations fausses qui viennent de notre exposition aux médias sociaux et à certains influenceurs. Je précise ici. Je ne dis pas que tout des réseaux sociaux et d’internet renvoie à la désinformation. On y rencontre de la bonne et utile information. Ce que des recherches font cependant ressortir, c’est que les rumeurs et les faussetés délirantes portées par les activistes coronasceptiques et les antivax prennent une plus grande prégnance cognitiviste chez les internautes et cela sous l’effet de ce que nous appelons l’hameçonnage, l’enfermement algorithmique ou le «rabbit hole». Des chercheurs de l’Université Mc Gill de Montréal ont bien montré que les médias sociaux ont été plus susceptibles à pousser à enfreindre les règles sanitaires que les médias traditionnels. Il est important de bien analyser ce qui se passe, ce qui s’est passé. Et surtout de ne pas enfermer la fabrique de la désinformation et de l’ignorance dans le seul monde non scientifique.
Q- Si on vous suit bien, la gestion de la pandémie est alors d’une grande complexité pour les décideurs politiques.
R- Oui, car en dernier ressort, ce sont eux qui doivent prendre position, nourris par des données scientifiques, mais aussi par d’autres facteurs qui ont des impacts sur les différentes dimensions de la vie économique, sanitaire, sociale et nationale. La pandémie porte sur un virus sournois et mutant. Elle s’inscrit dans un contexte économique, dans un contexte international, dans un contexte culturel et surtout, pour notre pays, dans un contexte où la production du sens social subit fortement les contraintes religieuses et confrériques. Mais également dans un contexte où la culture scientifique et la vulgarisation scientifique ont besoin d’être développées. Comment alors créer une rencontre éclairée entre les recommandations de la science, les sensibilités socio-culturelles et religieuses et les décisions politiques? Cela n’est pas facile. C’est pour cela que dans notre lecture de la situation, il nous faut, bien sûr, être vigilant, critique sur l’action gouvernementale si de besoin, critique sur les erreurs flagrantes et les incompétences de gestion s’il y en a, mais aussi il faut savoir être nuancé et tolérant. Il ne faut pas sombrer dans le nihilisme et dans les simplifications réductrices d’une situation complexe. De plus, nous risquerions de sombrer dans l’agnotologie si les conflits politiques structuraient essentiellement nos interprétations des événements.
Je voudrais apporter une dernière clarification importante. L’agnotologie ou cette science de l’ignorance, de la construction de l’ignorance, pour reprendre le professeur Robert Proctor de l’Université de Stanford, peut se rencontrer dans toutes les activités de la société. Nous avons ici parlé du domaine scientifique médical. Mais elle intervient aussi dans le milieu industriel et économique et là je pense aux recherches du professeur Proctor sur l’industrie du tabac. Elle touche les champs de l’agro-alimentaire, de l’environnement, de la justice, de la gouvernance politique etc. Dans notre groupe de recherche, nous analysons l’agnotologie dans le cadre des enjeux contemporains sur la liberté d’expression. En effet, la liberté d’expression ne peut être ce droit démocratique fondamental que si les conditions de possibilités d’exercice plein de ce droit existe. Et parmi ces conditions, il y a la disponibilité de l’information juste, de la transparence, de la mise à disponibilité des faits objectifs aux citoyens pour pouvoir bien juger. L’agnotologie et l’analyse des processus de construction de l’ignorance, de la désinformation visent donc à aider à promouvoir l’existence de « sociétés de démocratie éclairée». De plus en plus, les médias, dans différents pays du monde créent des plateformes de «fact checking», de «debunking», de «vrai ou faux» qui se spécialisent, avec une démarche informée, professionnelle, transparente et rigoureuse, à débusquer et corriger les rumeurs, les fausses informations, les fakenews, les intox qui trompent et manipulent les citoyens. Il est évident que de telles plateformes avec les acteurs compétents et crédibles ont manqué dans notre pays durant la pandémie afin de bien informer
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